Toponymie algérienne, le génie populaire contre la culture officielle (I)

Publié le 15 Mars 2015

Le territoire est le cahier de l’histoire. Les hommes y écrivent leur vie, leur présence, leurs croyances, leurs sentiments, leurs mythes pérennes et leurs rêves d’immortalité.

La toponymie officielle est loin de celle de la population.La toponymie officielle est loin de celle de la population.

Par Rachid Oulebsir (*)

Introduction

En donnant des noms à des lieux, comme ils le font pour leurs enfants, les humains consacrent de façon rituelle leurs conquêtes et inscrivent dans le présent leurs activités, leurs liens avec le passé, la continuité de leurs lignages, projetant ainsi leurs passages et leurs combats dans l’avenir en donnant du sens à leur vie comme pour occuper le terrain après leur départ. 

La prétention de cette intervention n’est pas de refaire, après d’autres, la démonstration des liens évidents entre la vie des hommes et les empreintes qu’ils laissent sur la terre qu’ils habitent, mais de suivre du côté des populations dominées par la toponymie, à travers le processus de dénomination-renomination des lieux, la perception, le ressenti et les réminiscences qui remontent du fond de la mémoire collective pour réhabiliter et imposer des noms oubliés ou niés par l’idéologie officielle. La renaissance de la toponymie amazighe ensevelie durant des siècles, dénaturée et parfois gommée systématiquement par le pouvoir central algérien, est exemplaire de cette résistance des dominés à la succession des cultures dominantes, romaine, vandale, arabe, turque et française. La toponymie est souvent l’espace d’expression d’une interculturalité, un terrain de partage de particularismes locaux et de valeurs universelles.

Nous tenterons dans cette présentation sommaire de tirer de la mémoire collective quelques facettes du génie des ancêtres et de la permanente clairvoyance populaire.

1- Le génie populaire contre la pensée unique

Il y a l’onomastique officielle qui inscrit et fige durablement l’histoire et l’idéologie des dominants et l’onomastique populaire qui exprime dans le mouvement des multiples dimensions du patrimoine immatériel la culture quotidienne des dominés. A côté de la culture officielle ostentatoire et procédurière véhiculant l’idéologie affirmée de l’Etat, comme un correcteur éclairé, la vision populaire vient souvent proposer sa lecture immédiate plus fertile, plus féconde et imposer à travers l’expression populaire adéquate le vécu quotidien le plus visible, le ressenti plus vrai de son histoire lointaine.

Si la première possède ses règles, ses lois, ses procédures, ses moyens institutionnels, qui nous renseignent sur la doctrine de l’Etat, la seconde nous offre des grilles de lecture et d’interprétation des rapports immédiats des hommes au territoire. C’est la mouvance des mots utilisés par les acteurs sociaux pour exprimer les usages qu’ils s’autorisent ou s’interdisent sur leur territoire, pour donner du sens à leur vie, qui nous interpelle. Le rejet de toponymes attribués par l’autorité d’Etat, et la préférence d’autres par le ressenti populaire, exprime plus le besoin de souveraineté populaire immédiat sur l’espace public que l’inadéquation, par ailleurs souvent avérée, des noms en rapport à l’usage social des institutions et des édifices publics. Attribuer le nom d’un baroudeur de la guerre de libération nationale à une université alors que la région recèle une liste ininterrompue de savants et d’universitaires ayant marqué la civilisation universelle est tout de suite corrigée par l’expression populaire par un rejet dans l’usage. A la place de ce toponyme même prestigieux, on usera du nom de la rivière qui coule à côté ou du nom d’une plante caractéristique de la région (1).

Une route ayant une seule désignation officielle, est nommée par la population suivant l’usage qui en est fait, avec différentes appellations selon des tronçons bien définis ! Une rivière connue sur la carte par un hydronyme retenu par les institutions étatiques, est désignée par la population de plusieurs appellations suivant les contrées qu’elle traverse et selon la qualité de ses eaux ! Le marché populaire hebdomadaire, véritable institution villageoise, est indiqué dans la culture populaire, plus selon le jour où il se tient et son usage du jour que suivant son emplacement et son adresse officielle. Il est alternativement Marché du vendredi, Souk de fruits et légumes, Espace des artisans, Agora culturelle, Place de fêtes foraines, Marché de véhicules…que Marché de telle ou telle commune portant un nom d’un Chahid de la guerre de libération nationale.

Cette approche anthropologique expliquant les noms que l’on attribue à des lieux, des routes, des rivières, des collines, des cités, par le mélange de la culture ancienne et le ressenti populaire immédiat donne un éclairage nouveau sur l’instabilité des toponymes accolés aux villes et cités, l’émergence de nouveaux noms, la résurgence et la persistance de toponymes villageois à coté des noms officiels ignorés dans l’expression et qui n’arrivent pas à s’imposer à l’usage populaire. Les mutations toponymiques dans leur vitesse, leurs causes, leurs formes nous offrent de pertinentes grilles de lecture des rapports permanents du citoyen à l’espace public, à travers des empruntes parfois durables mais souvent éphémères qu’il laisse sur le territoire. 

Une ville, une route, une rivière, deux villages et une ferme serviront d’exemples pour illustrer le désaveu populaire des toponymes officiels et l’adoption d’identifiants vernaculaires en lien étroit avec le vécu populaire local, dans toutes ses dimensions humaines, historiques, économiques, sociales, politiques et culturelles, qui donne du sens à la dénomination du territoire dans sa géographique plurielle.

1- Voyage toponymique dans la vallée de la Soummam

De nombreuses routes mènent à Bejaia, mais une seule parcourt toute la vallée de la Soummam. C’est la route nationale n° 26 qui part du carrefour de Maillot (wilaya de Bouira) pour rejoindre après une centaine de kilomètres la route nationale N°12 venant de Tizi-ouzou par Azazga et la forêt de Yakouren à Elkseur, dernière grosse agglomération avant le chef-lieu départemental. Cette voie faisant partie du réseau routier national, bien délimitée, bornée, inscrite sous le numéro 26 dans la désignation officielle des routes nationales, porte cependant de nombreux noms dans la culture populaire.

1-1- Une route à plusieurs noms

Les routes ont aussi des noms dans la culture populaire ! De la mémoire ancienne remonte la dénomination amazighe d’Avrid Amokrane, La grande route qui mène vers la ville. Au temps de la colonisation romaine la population autochtone désignait en Tamazight cette route par Avrid Urumi, la voie romaine gardée par des vigies et de nombreux limes disséminés sur des promontoires et les crêtes des valons dominant les plaines et les canyons de la longue vallée oléicole (2). Tavlastensis, désignation latine de l’endroit où jaillissent plusieurs sources, est un casernement de surveillance de la principale voie romaine qui traverse le massif du Djurdjura pour rejoindre Bgayet par la vallée de la Nasava (nom romain de La soummam). Ce limes romain sis à Allaghane, dans l’actuelle commune de Tazmalt, garde encore tous ses secrets, ses vestiges ne faisant partie d’aucun classement patrimonial, n’étant d’objet d’aucune recherche archéologique officielle. Tavlazt, tel est le diminutif populaire de cet endroit historique qui était un haut lieu de protection de la route des diligences et des convois militaires romains venant de Russucuru (actuel Dellys) à l’ouest passant par Bida Municipum, actuelle Djemaa Saharidj (wilaya de Tizi-Ouzou) (3). 

Dix kilomètres plus à l’est, le monument romain d’Ausum (Akbou), sis à l’endroit dit «le piton» protège l’entrée ouest de cet ancien marché kabyle où se déroulaient les échanges commerciaux et culturels de nombreuses tribus.)

La route suit la vallée jusqu’à Saldaé passant par Tubusuptu, Tiklat, localité au pied du mont Fenaya à 15 km à l’est de Bejaia. Cette importante voie a gardé sa dénomination romaine même après l’invasion arabe (647-775). Le règne des dynasties berbères sur la région de Bgayet qui a tenu plus de sept siècles (776-1512) a vu émerger vers l’an 1063 le nom de Trig Soltan, dénomination arabe de cette route, dans son tronçon menant de Bgayet dénommée Naciria, capitale Hammadite fondée par le prince Moulay-Nacer, jusqu’à la Kelaa de Beni Hamad (Msila). D’après les historiens, la population autochtone désignera ce chemin princier par Trig Soltan sous les Hammadites (1014-1152) et bien après.

L’avènement de la régence ottomane (1515-1830) a vu apparaitre la dénomination d’Avrid n’Beylik, (la route du Beylik) nom que l’usage populaire garde encore de nos jours pour designer les routes à grande circulation. 

Avec la colonisation française, la route prendra tantôt le nom d’Avrid n’svayes (la route de la cavalerie), Avrid Laaskar, le chemin militaire, sans perdre la dénomination du temps des turcs Avrid n’Beylik. Pour les marchands et les paysans ce sera Avrid n’Souk, la route du Marché, pour les écoliers, Avrid lacoul, pour les voyageurs habitués au déplacement vers la ville ce sera Avrid n’Bgayet, la route de Bougie, la destination étant souvent un référent pour le sens commun. 

Elle sera qualifiée d’Avrid u qaross (la route de la diligence) à compter de l’ouverture et de l’utilisation du chemin de fer menant de Bougie à Béni -Mansour en fin de la décennie 1880 La diligence postale reliait alors la gare d’Allaghane dans la vallée de la Soummam au grand village d’Ighil-Ali importante agglomération dans la haute montagne des Bibans.

Avec l’apparition de l’asphalte au début du 20ème siècle cet axe routier empierré sera goudronné dans les premières décennies du 20ème siècle. Le génie populaire inventera le toponyme d’Avrid L’godro (La route goudronnée) ce qui la distingue des autres voies de circulation demeurées chemins de terre. Le beylik, mot désignant la propriété foncière et immobilière de la Régence turque, est demeuré dans la culture populaire l’espace d’accès interdit, dangereux, dont l’usage donne lieu à une taxe. C’est ce terme qui est le plus utilisé pour qualifier la route nationale ! Dans le ressenti populaire l’espace étatique revêt encore de nos jours le cachet colonial, c’est toute une lecture de la nature de l’Etat algérien actuel et de ses rapports à la citoyenneté que donne la persistance de cette désignation Avrid N’ Beylik.

1-2- La Soummam, Assif Assemam, la rivière aux eaux acides

La rivière (Assif) dans la culture locale, porte plusieurs dénominations. Officiellement La Soummam s’appelle Oued Sahel dans sa partie supérieure entre At Mansour et Akbou soit un tronçon de 30 km. Cet oued né de la jonction de l’Oued Elbared ou en kabyle Assif-Asemadh, la rivière venant du massif du Djurdjura avec ses eaux, et l’Oued Amarigh, dévalant des hauts plateaux de Bordj Bou Arreridj charriant ses eaux salées, lui-même alimenté par les eaux du ruisseau venant des collines verruqueuses du Hodna portant le nom d’ Assif Amessas (La rivière aux eaux fades) arabisé en Oued Messissi. De nombreux autres bras viendront verser leurs eaux boueuses dans cet Oued Sahel, un hydronyme inutilisé par l’expression populaire qui lui préfère «Assif Aabbas» (4), la rivière qui traverse le territoire des At Aabbas, tribu qui fut jadis à la tête d’un royaume berbère.

Cette rivière est enrichie par une multitude de torrents dévalant des contreforts du Djurdjura au nord de sa rive gauche (Assif Iwaqoren, Assif Tiksi ghiden, Assif At Mlikech, Assif Allaghane, Assif illulen) et des ruisseaux de moindre importance descendant des Bibans sur la rive droite. Ces affluents portent les noms des territoires qu’ils irriguent et parfois ceux des tribus dominantes. Oued Sahel va rencontrer en contrebas de la ville d’Akbou, la puissante rivière Bousselam ramassant dans sa coulée les eaux de tous les ruisseaux des hauts plateaux du Sétifois. De mémoire de vieilles personnes de la région affirment que Bousselam était dénommée Assif Asselmam, la rivière aux eaux poissonneuses, avec l’usage, le mot fut contracté dans une consonance arabe en Bousselam. Les deux rivières mélangeront leurs eaux dans le lac de Gueldamane, mot signifiant en Tamazight (Eaux immobiles). De ce vaste étang, naitra la rivière Assif Assemam, la rivière aux eaux acides, qui sera francisé en Soummam. Laurent Charles Feraud 5 dira dans sa monographie «Histoire de Bougie» que Soummam était le nom d’un Cheikh qui commandait la confrérie locale des Abdel-Djebbar, avant d’ajouter que cette étymologie était rejetée par de nombreux auteurs qui proposent Oued Semmar (La rivière aux Joncs) ou Assif Semman, la rivière aux cailles. Mais la mémoire collective retient l’identification d’Assif Assemam renvoyant à la nature de ses eaux. (A suivre)

R. O.

(*) Ecrivain, essayiste, chercheur en patrimoine culturel immatériel de Kabylie. Diplômé de troisième cycle en économie politique des universités Paris-Nord et Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Notes

(1) L’université de Bejaia porte officiellement le nom de l’illustre colonel Mira Abderrahmane commandant de la wilaya 3 durant la guerre d’indépendance. Mais la population locale continue à la designer par Targa Ouzemmour pour l’institution sise à Bejaia Ville, et par Aboudaou nom amazigh de la plante aquatique Tipha pour l’institution filiale située à l’est sur le front de mer.

(2) Le cursus publicus — service des postes de l'Empire romain — étant, avec l'armée, le principal bénéficiaire et l'utilisateur prioritaire de la voie romaine.

(3) La nécessité de sécuriser ces voies avait vite imposé la construction à proximité des fortins et des camps militaires, dont le rôle dans une surveillance policée de l'Empire était indéniable. Certains, comme Tavlaztensis à Allaghane dans la Haute Soummam, étaient de véritables forteresses. En outre, la garnison pouvait être utilisée pour la réparation de la voie.

(4) Le "Prince des poètes" Si Mohand Said Amlikech, évoque la complainte d’un paysan emporté par Assif Aabbas, rivière à laquelle il prête la férocité d’un chien. La mémoire féminine rapporte ce texte du grand poète contemporain de Si Mohand ou Mhand : "Assif a?bass d amcum iy tett am aqjun, yewi Yucef d we?yul is, yusef da qaru n’lehmum, d lme?na ig num yettkemil deg ussan is.

La diversité dans la toponymie des lieux habités traduit un processus historique de dénomination-renomination qui renvoie à l’arrivée de langues nouvelles imposées dans l’exercice du pouvoir politique par la puissance colonisatrice et l’expansion de la culture de ses représentants civils ou militaires.

BejaïaBejaïa

Face à ce pouvoir de nommer révélant les valeurs hégémoniques des puissants du moment, les dominés créent leur propre culture de résistance qui entretient les identifiants mythologiques anciens modifiés selon l’usage du lieu et les rapports entretenus avec la puissance dominante. Maillot est un village colonial construit à partir de 1881-1882 par l’armée française sur la crête d’Ighil-Boumlil au lieu-dit Souk n Tlata, lieu où se tenait les Mardi le marché hebdomadaire de la tribu d’Imchedallen. Les militaires français avaient choisi cet endroit pour édifier un centre de vie avec les institutions villageoises de l’ordre Jacobin, l’église, la mairie, l’école et la poste édifiées autour de la caserne et du poste de police. Ils lui donnèrent le nom d’un médecin des armées coloniales, François Clément Maillot. Le nouveau village construit sur 370 ha de terre confisquée aux propriétaires autochtones qui avaient participé à l’insurrection populaire de 1871 a accueilli le centre de surveillance de Béni-Mansour dont l’implantation révéla les limites stratégiques du commandement français après le siège dont il fut l’objet durant près de trois mois par les insurgés kabyles guidés par Cheikh Aheddad chef spirituel de la confrérie Rahmania de Seddouk.

Depuis cette leçon militaire infligée aux tenants du Bordj de Béni -Mansour, les stratèges de la colonisation française avaient opté pour le génie populaire local, suivant l’implantation des villages coloniaux sur les places des marchés tribaux, et inter tribaux. La quasi-totalité des centres de vie de la colonisation française a été édifiée sur les marchés hebdomadaires des tribus kabyles. Malgré leur nouveauté et leur relation avec des réalisations concrètes telles les l’habitat et les édifices institutionnels, les toponymes neufs de la colonisation avaient de la peine à s’imposer, les populations locales continuaient à designer les lieux selon leur utilité ancienne. 

Ighil Boumlil, le gisement d’argile d’où les potiers tiraient leur matière première, devint Souk N Tleta, le marché du mardi pour les enfants de la tribu et Souk Imchedalen pour les tribus voisines. Le nom de Maillot s’imposa graduellement avec l’élargissement du tissu urbain de la cité coloniale. 

Apres l’indépendance, l’accélération de l’urbanisation induite par les choix industrialistes renforça le toponyme de Maillot. La volonté politique officielle d’arabiser, au moins dans la forme, le nom du lieu en le désignant sur les plaques par Mchedala, n’avait pas effacé de la mémoire collective le nom français qui collait à l’émergence d’un centre de vie urbaine.

Entre deux toponymes à consonance étrangère la mémoire populaire a gardé celui qui exprimait une réalité tangible, un lien avec une vérité du terrain. La cohabitation des toponymes formule l’interculturalité et le mélange des ressentis forgeant des identités de forme nouvelle. Un lieu trois noms ! Ighil Boumlil pour le site géographique dans la mémoire des anciens, Souk n’Telta pour l’activité commerciale et l’utilité vécue, et Maillot pour la référence urbaine occidentale. Arriva le temps de l’islamisation ostentatoire à partir de 1990, une main malicieuse ajouta un h à la fin du mot Mchedala 6, forme arabisée du toponyme tribal amazigh Imchedalène. Le mot devint alors composé de fait de Mched et d’Allah revêtant un sens islamique sacré que l’institution scolaire amplifiera auprès des nouvelles générations qui prononcent Mched-Llah, La cité liée à Dieu.

Le lieu-dit Ighil Boumlil, qui désignait un gisement de marne d’où puisaient les potières de la tribu, devint Souk n Tleta, un marché hebdomadaire pour les onze fractions de la tribu puis Maillot 7 par la force de la colonisation un centre villageois pour les nouveaux colons qui ont bénéficié des terres séquestrées aux fermiers kabyles ayant participé à l’insurrection de 1871. 

Après l’indépendance, l’expression populaire imposa le toponyme tribal Imchedalène à la faveur d’une renaissance culturelle de tamazight notamment dans les années 90, mais l’idéologie d’Etat arabo-islamiste accola à la région une forme arabisée avec un « Ta marbota » à la fin du toponyme ; ce qui donna Mchedala, et l’islamisation de l’environnement encouragée par le pouvoir central alla plus loin dans la déformation en instituant Mched-Llah.

1-2- Tazmalt, un village né avec le chemin de fer

Le village de Tazmalt est de création française. Son édification sur le même schéma que celui adopté à Maillot sanctionna l’arrivée des premiers colons dans la vallée de la Soummam à la suite de la défaite des paysans kabyles insurgés en 1871. Le séquestre des terres qui avait suivi la dramatique débâcle des armées dirigées par Cheikh Aheddad et le Bachagha Mokrani, avait ramené une dizaine de colons européens pionniers du capitalisme agraire dans la région. Le village de colonisation sur la rive gauche de la Soummam avait vite grossi à la place du caravansérail de la tribu des Melikèche portant le nom de Tazerajt, variété d’olivier locale, un essor auquel avait largement contribué l’avènement du chemin de fer de 1888 à 1899.

A l’origine Tazmalt était un Bordj, une forteresse, situé sur la rive droite de la Soummam, près du village Ay Dassen sur les terres d’At Abbas, non loin du marché hebdomadaire Larvaa pour lequel ce bordj constituait une institution de surveillance et un caravansérail.

Crée entre 1875 et la fin du 19ème siècle sur le chemin muletier menant vers le marché inter- tribal réunissant les Abbas et les Melikèche à Larvaa le marché du Mercredi qui se tenait au lieu dit Aftis (La berge), Tazmalt prit officiellement ce nom par l’exécution du décret du président de la république française Jules Grévy sur proposition du conseil général du département d’Alger en séance du 3 Mai 1881.

Tazmalt existait à l’époque romaine à 4 km à l’est de l’actuel chef lieu de Daïra. C’était un limes dont les ruines encore visibles, une citadelle qui surveillait la voie romaine du Cursus Publicus (courrier postal). L’endroit s’appelait Tavlazt, diminutif kabyle de Tavlastensis, lieu où jaillissent d’importantes sources dans le sens latin du terme. Ce lieu habité portait déjà le nom actuel d’Allaghane (les monticules), un carrefour stratégique d’où part la route menant au sud vers le territoire du Bachagha Mokrani et les Hauts plateaux sétifiens. 

En 1902 Tazmalt devint une commune de plein exercice, caractère qu’elle gardera jusqu’à la libération en 1962. Le toponyme proviendrait des mots amazighs Azammal, troupeau, et Azamoul, symbole. La langue arabe sortit de ces deux termes le mot zamil (Le soldat, l’homme de troupe, Zoumala au pl) la langue courante (daridja) en forma Zmala, (la troupe ). La langue Kabyle forma Tazmalt.

La mémoire collective a retenu l’existence d’un grand campement regroupant les travailleurs, tailleurs de pierre, fabricant le ballast du chemin de fer, à proximité de l’actuelle gare ferroviaire de Tazmalt. Ces travailleurs étaient de la tribu d’At -Zmala venant d’At Mansour dans le Hodna. Tazmalt était donc le village des Zmala, les premiers ouvriers du chemin de fer reliant Beni -mansour à Bougie. Le marché de Larvaa sera déplacé vers Tazmalt le nouveau centre de vie et de rayonnement qui ramènera la tribu des Melikèche vers son ancien caravansérail. Les colonisateurs avaient ainsi divisé les tribus pour mieux les gouverner. Le marché d’Aftis, sera désigné par Larvaa Taqdimt (l’ancien mercredi)

En 1952, le mouvement des Oulémas musulmans venu inaugurer la mosquée du village, proposa de changer le nom de Tazmalt par son arabisation en Oum Lqora, la mère des cités, en référence au Caire qui était Oum Dounia, la mère du monde. La population ne retint pas cette dénomination n’ayant eu rien à reprocher au toponyme amazigh de Tazmalt. 

1-3- Tavlazt, une ferme kabyle gardée par un limes

L’influence historique et celle de l’économie sur les toponymes sont déterminantes dans certains cas de figure. La ferme expérimentale d’Allaghane illustre bien cette évidence onomastique. L’oliveraie d’ Allaghane aux temps du roi Juba, portait le nom d’Ikharvène, les ruines, en référence à une cité détruite par un séisme, le nom a survécu, il dénomme de nos jours dans une localité de la même commune au pied du Djurdjura. Elle s’appellera Tablast diminutif kabylisé du nom latin Tavlastensis, donné au Limes romain, forteresse de surveillance de la voie romaine. Elle prendra le nom de Lbir leqsar, aux temps des dynasties berbères toponyme créant un lien entre la source et la forteresse qui gardait la route, une arabisation en fait du mot latin Tavlastensis. 

Ayla n Beylik, la propriété de la régence, au temps turc deviendra Madame Georges à la fin du 19ème siècle sous la colonisation française, du nom de la propriétaire exploitant le domaine de 187 Ha. Depuis l’indépendance c’est la valse des toponymes : Ayla Lcommi, le bien commun, l’espace collectif en 1962 dont la réappropriation était tant attendue par les héritiers des familles séquestrées après la révolte de 1871 puis ce sera Lcomiti, ce terme qualifiera le domaine autogéré entre 63 et 1966 comme pour établir l’hégémonie du « comité de gestion » sur cet espace. Après l’échec de l’expérience de l’autogestion apparaîtra vers 1970 la désignation « ferme Mira » du nom du Chahid Mira Abderrahmane exprimant la légitimité historique, l’un solides des piliers du régime autoritaire d’Alger. Dans les années 90 "La pépinière" s’imposera pour exprimer la nouvelle classification des terres de l’Etat. 

Actuellement elle est désignée par L’Firma G wallaghen. Un toponyme interculturel où le mot français Ferme est exprimé en arabe et la localité en amazigh, un résumé en somme des trois grandes époques, la berbère, l’arabe et la française, c’est ça l’algérianité. 

Les ruines romaines du limes gardien de la route surveillent avec leurs pierres aux multiples gravures les changements indus des toponymes pour rétablir l’originel. La ferme oléicole a changé de nom suivant son usage et les périodes historiques. Cet exemple montre que chez les Kabyles comme pour les autres civilisations, l’utilité est le principe qui préside à la dénomination des lieux de création de richesse matérielle et intellectuelle, notamment les territoires agricoles. Accoler des noms indus anachroniques n’ayant aucun lien avec la vocation du lieu suscite d’emblée le rejet populaire qui réactive la symbolique historique qui traverse la mémoire collective.

1-4- Bgayet, la ville au nom de ronce

Bgayet serait dérivé du nom amazigh de la ronce, Tabegayt, plante caractéristique des collines environnantes. Le lieu habité prit ce nom sous les empires numides entre 950 et l’an 25 Av Jc. Les légions romaines construiront Saldaé, un quart de siècle avant notre (25 Av J-C 430 ). Les vandales ne changeront pas la dénomination de la localité maritime (430-533), les Byzantins non plus (534-647).Les arabes dans leur conquête (647-743) ont pérennisé le nom amazighe de Bgayet en lui donnant une consonance guerrière Begaya avec le sens "les survivants". Les survivants aux batailles gagnés par les musulmans s’étaient refugiés dans les monts forestiers et les collines de ronce. Les dynasties berbères vont se succéder sur la localité de 776 à 1512. Sur les neuf dynasties les Hammadites donneront à Bgayet le nom de Naciria, la cité du prince Moulay Ennacer. Ce toponyme ne survivra pas au moyen âge, durée marquée par d’intenses échanges marchands entre la cité Hammadite et le sud de l’Europe. Les marchands vénitiens de cire donneront à Bgayet le nom de Bugéa, Bougia en référence à la cire fabriquée dans la région. Le nom de Bouzana, la basane, peau de mouton tannée, avait collé aussi durant quelques temps à la ville mais c’est Bougia qui sera francisé en Bougie bien avant la colonisation française. A l’indépendance l’Etat algérien arabisera le toponyme par Bejaia. Avec la renaissance de la culture Amazighe la ville reprend progressivement son nom Kabyle.

La ville de Bgayet l’amazighe a changé de nom six fois durant son histoire millénaire,Tabegayt, aux temps des royaumes numides, Saldaé sous les romains, Begaya, à la conquête arabe, Naciria sous les Hamadites, Bugia et Bouzana au moyen âge, Bougie sous les Français, et officiellement Bejaia dans l’Algérie indépendante. On notera que les Vandales, les Byzantins, les espagnols et les turcs n’avaient pas renommé la ville.

Bgayet a repris son nom amazigh, depuis que le Chanteur Cherif Kheddam a remis ce joli toponyme dans la vitrine de la mémoire collective avec sa fameuse Vgayet "Telha d rruh n leqvayel."

Conclusion

C’est une lecture de la nature de l’Etat algérien et de ses rapports à la citoyenneté que nous livre l’onomastique en général notamment par la persistance voire la résurgence de la toponymie coloniale. Espace de souveraineté par excellence la dénomination des lieux ouvre de multiples voies à l’expression populaire. Il est vain de renommer les choses qui ont gardé la même logique d’asservissement du petit peuple, le même fonctionnement ! Pourquoi coller des noms glorieux à des lieux, des institutions, des entreprises, des chantiers qui reproduisent l’humiliation coloniale !

Empêchée par des lois jacobines de donner des noms aux lieux qu’elle habite, limitée même dans le choix des prénoms de ses propres enfants la population algérienne en général et la population Kabyle en particulier, crée ses mythes et son monde symbolique en donnant des noms officieux aux lieux habités, aux espaces publics, aux routes, aux rivières, aux zones d’activité économique, aux fermes et chantiers de construction. Elle donne des prénoms qu’elle aime à ses enfants même si auprès de l’administration elle s’incline devant la loi absurde en acceptant un prénom qui ne figurera que sur le papier, reflexe qui rappelle bizarrement l’époque coloniale après un demi-siècle d’indépendance symbolique ! Cet affrontement entre la culture vécue et la culture officielle est l’expression concrète de la persistance de l’esprit jacobin du colonisateur endossé et perpétué par les institutions de l’Etat algérien.

Refusant les désignations venues d’en haut qui souvent heurtent la vocation des lieux, le vécu citoyen et l’histoire locale, les populations remontent de la mémoire collective des toponymes exprimant des périodes de gloire, réhabilite des patronymes oubliés symbolisant l’épopée des résistances populaires aux multiples et successives colonisations. Elle grave ainsi son génie dans la terre rocheuse des ancêtres contre l’oppression et l’humiliation de la culture officielle. 

R. O.

Laurent Charles Féraud (1829-1888) interprète militaire. Il a participé aux principales opérations de conquêtes de la Kabylie de la Soummam. Son ouvrage "Essai de grammaire kabyle et dialogue français-kabyle", témoigne de sa bonne maitrise des langues kabyle et arabe 

(1) Certains auteurs notent que le mot Mchedalla s’écrivait avec un H du temps de la colonisation française, la mémoire locale retient néanmoins que le H n’était pas prononcé. Mchedala étant le pluriel arabe du vocable amazigh Amchedal qui signifie "le roux"

(2) "Le village de Souk el Tleta, situé sur le territoire de la tribu Mchedalla, département d’Alger portera à l’avenir le nom de Maillot" conformément au décret du président de la république Jules Grevy du 3 mai 1881. Le 2 juillet 1881, Souk N’Tleta devint officiellement maillot. Le buste du médecin, don de son épouse Pauline Clabecq, fut exposé sur la place publique du nouveau village.

Rédigé par Guerri

Publié dans #LA CULTURE BERBERE

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